L'euro numérique : réinventer la monnaie, redéfinir la banque

par Marine Lecomte - Responsable Offres & Innovations, Services Financiers, Sopra Steria
par Guillaume YRIBARREN - Directeur Conseil, Sopra Steria Galitt
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Alors que les paiements numériques deviennent la norme et que l’usage de l'argent liquide s’estompe, la Banque Centrale Européenne (BCE) prépare une réponse d’envergure : l'euro numérique. Il ne s'agit pas seulement d'une réponse au changement technologique, mais d'une initiative stratégique pour affirmer la souveraineté européenne sur sa monnaie et son infrastructure numérique.

Dans un monde où les systèmes de paiement, les services cloud et les stablecoins sont de plus en plus dominés par des acteurs non-européens, les autorités européennes voient dans l'euro numérique une opportunité de reprendre le contrôle de l’outil le plus fondamental de la vie économique : la monnaie.

1. Qu'est-ce que l'euro numérique – et où en sommes-nous aujourd’hui ?

L'Euro Numérique est une monnaie numérique de banque centrale (MNBC), émise par la BCE et libellée en euros, tout comme les billets. Mais à la différence de l'argent liquide, il est conçu pour être utilisé dans des environnements numériques. Ce n’est ni une cryptomonnaie, ni un stablecoin : il est entièrement garanti par la banque centrale, conçu pour être sans risque, et vise à offrir la même sécurité juridique et la même confiance que la monnaie traditionnelle de banque centrale.

L’objectif de la BCE est clair : garantir l’accès du public à la monnaie de banque centrale, même à mesure que les comportements de paiement s’éloignent du cash. Aujourd’hui, la plupart des paiements numériques en Europe sont gérés par des intermédiaires privés, souvent situés hors de l’UE. Par exemple, dans les paiements par carte, le marché est largement dominé par des acteurs américains. En parallèle, les grandes entreprises technologiques développent des monnaies numériques privées et des portefeuilles qui pourraient encore marginaliser la monnaie publique. Dans ce contexte, l’euro numérique est autant une question de résilience et de souveraineté que d’innovation.

Depuis 2021, la BCE explore ce concept à travers une phase d’investigation, et se trouve désormais dans une phase de préparation, qui se poursuivra jusqu’en 2025, voire 2026. Cinq grands appels d’offres ont été lancés pour prototyper les blocs fondamentaux : le futur portefeuille d’euro numérique, les paiements hors ligne, les infrastructures d’acceptation, les systèmes back-end, et les couches de sécurité/lutte contre la fraude.

Un projet de cadre juridique est actuellement débattu au Parlement Européen et au Conseil, mais aucun vote final n’est attendu avant 2026. Si tout se déroule comme prévu, une émission pourrait commencer dès 2027 ou 2028  ;  bien que cela reste un scénario optimiste, compte tenu de la complexité technique et politique du sujet.

2. Comment cela fonctionnera-t-il ?

L’euro numérique a été conçu pour être utilisable dans une large gamme de situations quotidiennes : achats en ligne, en magasin, entre particuliers, voire hors connexion; destiné à fonctionner partout où l’on utilise aujourd’hui espèces ou cartes.

L’une des fonctionnalités les plus ambitieuses est la possibilité de l’utiliser hors ligne. Les individus pourront effectuer des paiements entre eux ou en magasin sans connexion internet, grâce à une communication locale basée sur le matériel, comme le NFC. Cela rend l’euro numérique résilient face aux coupures réseau, aux zones rurales non connectées ou en cas de crise.

Les utilisateurs accéderont à leurs euros numériques via l’un des trois canaux suivants :

  • l’application mobile de leur banque (portefeuille intégré),
  • une application Eurosystème dédiée, développée par la Banque centrale européenne elle-même
  • ou le portefeuille EUDI, pour une solution unifiée d'identité et de paiement  ;  voie déjà envisagée dans la réglementation eIDAS2.

La confidentialité sera une priorité. Les transactions seront pseudonymisées. La BCE n’aura pas accès aux données personnelles  ;  seuls les intermédiaires réglementés (comme les banques) géreront les données d'identité nécessaires à la lutte contre le blanchiment d'argent.

Des plafonds de détention seront également appliqués. Pour les particuliers, un plafond d’environ 3 000 € par personne est envisagé, pour éviter une déstabilisation du financement bancaire. Pour les commerçants, un plafond de détention à zéro est confirmé : les entreprises ne seront pas autorisées à stocker de l’euro numérique, et devront le reconvertir en monnaie bancaire traditionnelle après chaque transaction. Cela garantit que l’euro numérique ne concurrence pas directement les liquidités commerciales.

3. Qu’est-ce que cela signifie pour les banques ?

Une obligation légale, mais une demande difficile à estimer

L’euro numérique sera émis par la BCE, mais distribué exclusivement par les banques commerciales et les prestataires de paiement, qui auront l’obligation légale de le proposer à leurs clients. Les banques seront responsables de l’intégration, de la vérification d’identité (KYC), de la gestion des portefeuilles, du suivi des transactions et du service client.

Cependant, ce modèle introduit une nouvelle dynamique : l’euro numérique pourrait concurrencer les dépôts bancaires. En période d’instabilité économique, les clients pourraient préférer détenir de l’euro numérique, sans risque et garanti par la BCE.

Cela dit, l’euro numérique n’offre pas d’avantage fonctionnel majeur. Il s’utilisera probablement de manière similaire aux cartes ou portefeuilles mobiles actuels (Apple Pay, Wero). Pour la plupart des utilisateurs, l’expérience sera familière, ce qui signifie que le passage à l’euro numérique ne sera ni automatique ni universel.

Néanmoins, les risques de fuite de dépôts doivent être intégrés dans les modèles de financement bancaire. Selon la BCE, environ 50 % des comptes courants de la zone euro contiennent moins de 3 000 €, ce qui signifie qu'une proportion importante de la liquidité des ménages pourrait migrer vers les portefeuilles numériques, surtout en cas de perte de confiance dans certaines banques commerciales.

Chaque banque devra aussi définir sa stratégie : Faut-il promouvoir l’euro numérique auprès des clients ? L’offrir de manière passive ? Ou orienter les clients vers d’autres produits, comme les cartes ou les portefeuilles basés sur les paiements instantanés (ex. : Wero, EuropA) ?

Une transformation opérationnelle

La mise en œuvre nécessitera d’importantes mises à jour des systèmes IT et de l’infrastructure. Les banques devront intégrer les portefeuilles à leurs systèmes, gérer une nouvelle forme de monnaie, avec des logiques spécifique pour le financement et le définancement, de nouveaux processus back-end, et des cadres contractuels clairs :

  • Le financement fait référence à l'action de convertir de l'argent bancaire traditionnel (un dépôt) en euro numérique, puis de le déposer dans le portefeuille euro numérique de l'utilisateur.
  • Le définancement est l'opération inverse : cela signifie convertir les euros numériques en argent bancaire commercial (c’est-à-dire des dépôts traditionnels).

Les systèmes informatiques devront également appliquer la logique dite de cascade (waterfall) – s'assurer que les utilisateurs ne dépassent pas le plafond de détention tout en permettant des paiements fluides.
Même si les paiements instantanés 24h/24 et le respect de la vie privée sont aussi requis, cela ne constituera pas une révolution pour les banques déjà expérimentées sur ces sujets.

4. Comment les banques peuvent-elles se préparer ?

L’euro numérique n’est pas qu’une technologie de paiement : c’est une évolution structurelle de l’écosystème financier européen. Les banques doivent agir dès maintenant, sur trois axes :

1. Préparation de la liquidité

  • Modéliser le comportement des clients selon différents plafonds,
  • Revoir les stratégies de financement,
  • Préparer des scénarios de tests de résistance (ou tests de stress) et des solutions alternatives de dépôt

2. Systèmes et architecture

  • Identifier les composants IT affectés par l’intégration de l’euro numérique,
  • Construire ou adopter des infrastructures de portefeuilles et la logique de cascade,
  • Séparer les données d’identité et de transaction,
  • Prévoir des cas d’usage hors ligne et multicanal.

3. Positionnement stratégique

  • Suivre l’évolution du processus législatif européen,
  • Participer aux pilotes industriels et aux tests collaboratifs,
  • Définir le positionnement interne et la gouvernance,
  • Sensibiliser les équipes internes.

Conclusion – Construire ensemble le futur de la monnaie européenne

L’euro numérique représente plus qu’un simple instrument de paiement : c’est une étape clé vers la souveraineté, la résilience et l’inclusion financière de l’Europe à l’ère numérique. Pour les banques, il soulève des défis réels : gestion de la liquidité, confiance des clients, intégration des systèmes. Mais il ouvre aussi la voie à une redéfinition de leur rôle dans un écosystème financier moderne.

Chez Sopra Steria, nous voyons dans cette évolution un moment déterminant – où technologie, régulation et mission convergent. Nous accompagnons les institutions financières avec :

  • Des ateliers stratégiques pour définir leur positionnement et leurs scénarios de risque,
  • Des diagnostics technologiques pour cartographier les systèmes impactés,
  • Des capacités de livraison de bout en bout pour accélérer l'intégration du portefeuille, de l'infrastructure et de la conformité

Car l’euro numérique ne concerne pas seulement la monnaie.
Il s’agit de construire un système financier européen ouvert, de confiance et prêt pour l’avenir.
Et le moment d’agir, c’est maintenant.

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